RAOUL - Le Boubou 2
Dans un élan de mansuétude prolétarienne, je décide pour l’heure de ne pas décapiter Raoul avec les dents et de m’abstenir de le pendre par les intestins au grand lustre de la salle.
Ca ferait désordre et du boulot de nettoyage pour le petit personnel, déjà surexploité et ployant sous le joug d’un patronat félon.
Je bois une petite gorgée de café pour diluer les stalinocoques, et j’écoute Raoul me causer dans le cornet.
Très à l’aise, mais pas m’as-tu-vu. Il a remarqué mon parfum à mon arrivée, dit-il, et embraye sur son métier, il vient de quitter le groupe Hermès pour monter son cabinet de consulting. La parfumerie, il en connaît un rayon, et il en parle bien, du nez au jus, à la fabrication, au flaconnage et au marketing.
J’omets de lui signaler que j’ai travaillé deux ans chez Yves Saint-Laurent dans une vie antérieure et que je connais la plupart des histoires qu’il me raconte. Mais il raconte vraiment bien. Bref, je la ferme, je souris la tête penchée sur le côté gauche, je fais ma fille gentille.
A maintes reprises, me saisit l’envie de lui demander le nom de sa lessive. Parce qu’alors, franchement, je comprends seulement maintenant, en regardant sa chemise, le concept abscons « plus blanc que blanc » de la vieille pub… Eblouissant !
Mais je refreine mes instincts de ménagère de plus de 50 ans. Il est évident qu’il ignore le nom de sa lessive… à la limite, il pourrait me filer le numéro de Conchita, ou celui du pressing de la rue Charles de Gaulle à Neuilly 92.
C’est étrange comme je me sens décalée. Pas dans le moule. Pas dans le sien du moins.
Je serais pas en train de me faire un complexe prolo, moi ? Je ne le perçois pas comme intrinsèquement supérieur à moi, mais bien ancré dans le vrai monde qu’il faut. Il est là où il faut, et moi je suis dans la marge. Il a la blancheur chemisale qu’il faut, et j’ai l’impression d’avoir un trait de crasse sous les ongles. C’est diffus, et en aucun cas il ne me le fait sentir, mais je le sens.
Au bout d’une heure de frais babillage, je prends congé, et je l’oublie aussi sec.
Surprise. Le lendemain, coup de fil :
« Me feriez-vous le plaisir de dîner avec moi samedi soir ? ».
Oui, on se vouvoie, on n’a pas gardé les trolls ensemble, non plus !